30.4.08

Mirages himalayens

"Tout le drame de notre époque est là : on ignore des faits sous prétexte de défendre des valeurs." Claude Lévi-Strauss.

Ce mois d'avril aura été riche d'enseignements sur la manière dont fonctionnent désormais nos sociétés surmédiatisées. Certains événements sont mis en exergue, reformatés et répétés jusqu'à saturation, afin de conditionner l'opinion et détourner l'attention du public d'autres phénomènes qui se déroulent en parallèle et qui mériteraient qu'on s'y attarde. Ainsi, tandis que l'effet dévastateur de la crise financière mondiale et de la hausse du prix du carburant et des denrées alimentaires de base se fait déjà durement sentir dans une trentaine de pays, que les émeutes de la faim se propagent et sont souvent réprimées dans le sang, les politiques et les journalistes se demandent, la bouche en coeur, s'il convient ou non d'assister à la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Pékin !

Le fond de l'affaire tibétaine c'est qu'il n'y a pas d'affaire, ou plutôt qu'elle n'est qu'un écran de fumée servant de prétexte à certains lobbies pour tenter de bouger leurs pions sur l'échiquier d'intérêts géostratégiques. Un consensus international existe sur cette question depuis une cinquantaine d'années en faveur du statu quo, à savoir le maintien du Tibet dans le cadre de la nation chinoise. Le Dalaï lama lui-même ne revendique pas l'indépendance du Tibet (ni même le boycott des Jeux Olympiques). A ce propos, il n'est peut-être pas inutile d'expliquer à nos zélateurs de la démocratie que Sa Sainteté Tenzin Gyatso n'est pas un délégué choisi par le peuple tibétain, et que s'il est considéré par certains comme le "chef du gouvernement tibétain en exil", c'est à titre de réincarnation en tant que 14ème dalaï lama ! Encore faut-il préciser que cette dignité, attribuée pour la première fois par un chef mongol à l'abbé du monastère de Drepung en 1578, s'adresse exclusivement au principal du clan Gelugpa, dit "Bonnets Jaunes". Voilà qui réduit déjà considérablement le champ d'une représentativité fantasmée par les occidentaux. On ne peut que regretter que dans le concert de louanges à l'égard du saint homme aucune place ne soit laissée aux historiens et aux spécialistes du lamaïsme tibétain. La monopolisation du temps de parole par des personnalités peu enclines à la rationalité et peu regardantes quant à l'exactitude de leur propos, souligne assez qu'on s'ingénie à éluder les vraies questions en leur opposant des clichés oratoires comme la paix universelle ou le génocide culturel. Nous ne retiendrons que deux exemples de désinformation assez éloquents : le moine Matthieu Ricard, traducteur français du DL, s'exprimant sur une chaîne française, tandis qu'on voyait en arrière-plan des policiers népalais réprimant une manifestation de moines. Ou encore cette scène qui a fait le tour du monde, montrant des soldats chinois tenant des robes de moines pliées et qui s'est avérée dater d'un film tourné en 2003, où des soldats faisaient office de figurants.

De toute cette frénésie médiatique ne ressort aucune vue d'ensemble, aucune analyse de fond ou mise en perspective n'est proposée. L'accent est toujours porté, volontairement ou non, sur une infime partie du tableau, un point de détail qui se trouve propulsé sur le devant de la scène dans un effet de loupe vertigineux. Mais cet abus du procédé du zoom, censé véhiculer des contenus subliminaux en direction d'un public hypnotisé se retourne parfois contre les envoyeurs, non sans une certaine ironie. Ainsi, cette banderole brandie en Chine après le passage agité de la flamme olympique à Paris affiche un message sans ambiguïté : Intéressez-vous à vos propres minorités, vous n'êtes pas habilités à nous faire la leçon !

En effet, dans ce dossier tout peut devenir une arme à double tranchant, chaque argument peut être démonté et renvoyé comme un boomerang à son auteur. Plusieurs niveaux de lecture sont applicables à cette question, mais chaque entrée débouche sur des liens macropolitiques inattendus et des pièges sémantiques. S'agissant de la survie d'une minorité ethnique et de sa culture, on ne peut que déplorer le fait que toutes les minorités culturelles et linguistiques de par le monde soient actuellement confrontées à la globalisation des échanges et à la dilution de leurs particularismes. Par ailleurs, nul ne peut contester que la langue tibétaine soit enseignée dès l'école primaire, et que les ethnies minoritaires de Chine sont légalement exemptées de l'obligation de l'enfant unique. S'agissant de la pratique de la religion bouddhiste, c'est un faux problème, le bouddhisme ayant été introduit en Chine bien avant qu'il ne le fût au Tibet et qu'il y est toujours pratiqué, à l'instar d'autres religions. A y regarder de plus près, la plupart des revendications en faveur de l'autonomie tibétaine sont infondées ou construites sur des raisonnements fallacieux. Le seul argument objectivement irréfutable (toujours laissé de côté avec une grande délicatesse) consisterait à invoquer le fait que le Tibet abrite la source des plus grands fleuves d'Asie et que son territoire recèle d'immenses richesses minérales (pétrole, or, gaz naturel, charbon, etc).

Après lancement d'un ballon d'essai médiatique gonflé d'approximations, d'exagérations et d'informations tronquées, pour ne pas dire truquées, suivi de quelques gesticulations spectaculaires, on peut donc s'attendre à ce que le thème complexe du Tibet soit évacué des feux de l'actualité pour se retrouver à nouveau dans le seul champ de vision des stratèges occultes qui s'efforcent d'influencer le jeu à leur avantage.


métadonnées : analyse critique, tibétomanie

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